-IX-

Marie se demandait si lui faisait plaisir la venue de Madame Seymour. Elle attendait une diversion. Les jours étaient longs pour elle que tourmentait son amour. La compagnie de sa garde, loin de  l'en distraire, l'en obsédait. Sans doute eût-elle dû ne point parler si souvent de Gérard. Mademoiselle Perceron excellait à rabattre son enthousiasme, à cultiver son inquiétude. Oh ! cette petite phrase, « vous êtes jeune », dont la garde ponctuait les confidences que Marie laissait échapper ! Elle agissait sur les nerfs de la jeune femme comme de minuscules piqûres, dont peu à peu la peau s'irrite.

Gisèle entra. Gérard avait prétexté la venue de Madame Seymour et les préparatifs qu'elle entraînait pour ne pas sortir avec la garde. Était-ce la vraie raison ? Gisèle en doutait. Elle attribuait plutôt le refus de Gérard à la mauvaise humeur que Marie avait montré la veille. « Il a peur de déplaire à sa femme, se disait-elle, il sacrifie à son goût des caresses les plaisirs de la campagne et nos bonnes conversations ».

Dans cet état d'esprit, son irritation fut vive d'entendre Marie vanter, une fois de plus, les qualités de Gérard. « La petite sotte, se disait Gisèle, qu'elle est odieuse à toujours vanter son mari, et non point pour ses qualités intellectuelles ou pour son art – cela je le comprendrais, mais simplement parce qu'il sait bien l'embrasser. Son art, elle s'en fiche. Elle l'en détournerait plutôt, pourvu qu'il la serrât contre lui une fois de plus. Elle me dit sans cesse qu'il est bon. Je n'en suis pas sûre, et puis qu'importe qu'il soit bon. Il est intéressant, voilà qui a plus d'importance ».

Gisèle fut interrompue dans son monologue intérieur. Marie lui demandait ce que faisait Gérard. Pourquoi n'était-il pas sorti ou ne montait-il pas chez elle ?

« Je n'en sais rien. Il m'a dit avoir des préparatifs à achever pour la venue de sa mère ».

« C'est inouï comme Gérard pense toujours aux autres, – reprit Marie. - Quel mal il se donne pour la venue de Mère. Il est toujours ainsi, soigneux du bonheur des autres ».

« En attendant, ces préparatifs vous privent de sa compagnie ».

Gisèle était assez contente d'avoir lâché ce trait. Voilà pour ta belle sécurité ma petite. Cela t'apprendra à vouloir garder si jalousement ton mari pour toi.

Comme tous les êtres passionnés, Gisèle avait une divination. Avec une sorte de tact inversé, elle trouvait immédiatement le mot susceptible de nuire à l'entente d'un ménage. Elle percevait immanquablement chaque faille. D'instinct elle y insistait, comme si, avec des doigts très doux, elle eût écarté la plaie pour l'aviver. Non pas d'ailleurs qu'elle désirât aviver ces plaies. Elle ne croyait qu'en constater la présence et même s'en désoler. Mais si forte était sa haine contre l'amour, et si instinctive, qu'elle éprouvait une joie, à elle même inavouée, chaque fois qu'un ménage laissait percevoir une mésentente. Sa passion contre l'amour avait la patience d'un vice. À peine arrivée dans un foyer, elle guettait le moment où se révélerait la fissure. Sans même qu'elle s'en douta, d'un mot, d'un geste, elle provoquait cette fissure. Par une sorte de retour, d'être toujours penchée sur les désagréments de l'amour activait sa haine contre lui. Elle justifiait cette haine de toutes ces expériences accumulées, ignorant qu'elle en était souvent l'auteur – catalyseur inconscient des difficultés conjugales.

Une fois de plus Gisèle avait frappé juste. Elle le vit bien, d'ailleurs, à l'expression légèrement apeurée de Marie. Les sentiments de celle-ci pour sa belle-mère étaient assez complexes. Elle l'aimait, ne fût-ce que pour la ressemblance de Gérard qu'elle trouvait en elle, et pourtant elle ne se sentait jamais très libre en sa présence. De même elle respectait le culte de Gérard pour sa mère tout en éprouvant une secrète irritation. Non pas de la jalousie, Marie en était incapable. Âme ouverte, dont la générosité était la nuance propre, elle craignait simplement l'influence un peu énervante que Madame Seymour avait sur son fils. Était-ce un tort de sa part ? Il est certain que si Madame Seymour avait cultivé la sensibilité de son fils, et il était un grand artiste, elle n'avait point développé des qualités plus viriles que, dans sa sérénité, goûtait particulièrement Marie. Ce côté un peu femme de Gérard, dont son art tenait son acuité sensible, il le devait à sa mère, et Marie, qui n'avait au surplus que peu d'attrait pour cet art, regrettait parfois que cet homme tant aimé ne fût pas plus ferme ou plus stable.

Marie ne désirait plus la venue de sa belle-mère. Elle savait désormais que Gérard lui appartiendrait encore moins tant que celle-ci serait à La Roche. Une personne de plus, un voile de plus entre Gérard et Marie. Tâtonnant après son bonheur, Marie ne trouvait que des obstacles. Seule l'intimité pouvait dissiper les ombres qui s'étendaient sur leur amour. D'intimité, ils n'en avaient presque plus. Marie en venait à détester cette garde, toujours fichée dans sa chambre. Quand Gérard venait, la garde était toujours là, entre eux, les épiant : un crapaud tapi sur leur chemin, les guettant pour jeter sa bave, pour souiller de ses étranges interprétations chaque témoignage de leur amour.

Il fallait se raisonner, se reprendre, ne pas s'abandonner à des sentiments si étroits. Marie savait que Gisèle était à plaindre. Elle avait pitié de cette existence gâchée, sans amour, traînée de famille en famille. Chaque mois trouver une chambre nouvelle, d'autres habitudes, se plier à d'autres goûts, se conformer à d'autres principes, quel supplice, se disait Marie. Gérard était sans doute meilleur, qui, oubliant les défauts de Mademoiselle Perceron, l'entourait de prévenances.

Longue était cette journée pour Marie. Gisèle Perceron, d'humeur sombre, parlait peu. Gérard n'était pas monté. Marie entendait qu'on déplaçait des meubles dans la maison. Le pas lourd du jardinier faisait geindre l'escalier : des fleurs pour la chambre de Madame Seymour. Marie remarqua que ses chrysanthèmes n'étaient plus frais. Elle en sentit de l'humeur. Enfin Gérard parut.

« Il ne faut pas que je tarde à partir », dit-il dès l'entrée de la chambre.

« Tu as le temps, reste un peu auprès de moi, mon chéri ».

Pourquoi Marie avait-elle cette expression triste. Ce n'était plus comme hier un air de mauvaise humeur. Elle semblait une petite fille abandonnée toute seule un dimanche et qui s'ennuie. Gérard fut attendri de cette expression. Il eût voulu s'asseoir tout contre sa femme et la consoler. Il n'osa pas, car Mademoiselle Perceron allait et venait dans la chambre. Le temps passait sans qu'il put d'un geste apaiser le chagrin qu'il sentait en Marie. La tristesse qu'il lisait sur le visage de sa femme le gagnait. Il éprouvait que cette tristesse inconsolée allait épaissir le voile que chaque jour tissait entre eux. L'heure de gagner la gare sonna qu'il n'avait point trouvé de mot, ni pu esquisser le geste, qui eussent fait comprendre à Marie qu'il la comprenait et que résonnait en lui sa peine. Gisèle était toujours là. C'est du bout des lèvres qu'il embrassa sa femme, essayant de traduire en un sourire tout son amour. Marie n'y répondit pas.

La route était familière qui le menait à Saint-Pierre-le-Moutier. Il faisait beau. Des    volées d'alouettes fuyaient sur les haies à l'approche de la voiture. On dominait le calme fleuve rose et bleu, et, par delà, les collines avec leurs églises haut perchées. Des carrioles passaient où des filles riaient avec des garçons. Gérard les enviait. Tout ne parlait que d'amour. Un printemps insidieux se survivait en l'automne. L'air tiède amollissait les nerfs, attendrissant le cœur. Que de fois, par des fins de jours calmes – des soirs comme celui-ci – Gérard et Marie avaient marché sur cette route. Il passa devant le calvaire. Ils s'étaient assis bien souvent sur ses marches pour s'embrasser, que les moissons fussent blanches – l'horizon frissonnait sous la brise – ou que sur les chaumes rugueux des troupeaux de moutons eussent lentement cheminé. La tristesse que Gérard avait cueillie de Marie s'avivait à ces souvenirs. Une mélancolie sourde et déchirante l'étreignait quand le clocher de Saint-Pierre apparut au détour de la route.

Le train de Madame Seymour avait une demi-heure de retard. Que faire en l'attendant. Pour échapper à la brise tiède et trop voluptueuse, Gérard se réfugia dans un cabaret près de la gare. La chaleur, l'air épais, la pénombre où l'on distinguait mal l'horloge prise dans le corps du buffet, le maigre géranium dans un pot garni de papier bleu, le rassurèrent. Ces calendriers des postes au murs (il en datait de vingt ans), ces réclames de Byrrh et de Dubonnet l'invitaient à l'oubli. Il baignait dans une autre atmosphère, celle d'une autre humanité. Les cheminots qui jouaient aux cartes, cela le réconfortait. La servante dut lui demander à deux reprises ce qu'il désirait. Il n'en savait rien. Byrrh cassis, Chambéry fraisette, ce n'était pas ce qu'il venait chercher ici. On dut le trouver un peu fou. Il finit par commander un Chambéry fraisette. Il ne savait pourquoi. Il détestait les Vermouth. Peu importait.

Son expression était presque détendue quand il accueillit sa mère à la descente du train. Pourtant, elle devina tout de suite, à je ne sais quel accent porté sur les mots joyeux, que « quelque chose n'allait pas ». Veuve à vingt-cinq ans, elle s'était entièrement consacrée à ce fils unique. Il semblait que leurs chairs ne se fussent jamais séparées tant résonnait en elle la moindre contrariété ou la moindre joie de Gérard. Elle pressentait tous ses états d'âme.

Pour l'instant, elle se tut. Il serait temps plus tard d'approfondir. Par un comportement qui lui était familier et l'avait aidée à supporter bien des épreuves, elle relégua pour un moment son inquiétude. Il ne fallait pas gâter la joie de connaître Joël. Elle ne questionnait pas son fils sur le bébé. Quand Gérard lui avait écrit, elle avait sauté très vite toutes les descriptions de l'enfant. Elle se réservait pour le voir vraiment de ses propres yeux, pour qu'aucune image ne s'interposât à l'avance lui « soufflant » sa propre vision du petit Joël. Toute sa chair de femme encore jeune et qui n'avait pas assez enfanté rayonnait de joie. C'était, sans la douleur qui la précède, l'ineffable minute qui suit l'accouchement quand les parents effarés d'amour découvrent cette vie entre eux. Elle ne voyait pas ce pays. Elle ne voulait pas le voir. Il lui rappellerait le père de Gérard, son amour, ces anxiétés et cette mort misérable, quand aveugle et aphasique il se traînait encore par les allées du jardin. Il fallait chasser ces images, se recueillir dans le bonheur, préparer l'extase.

Gérard s'étonnait que sa mère ne lui parlât pas davantage. La conversation entre eux était tout de suite retombée. Il avait parfois envie de tout lui dire, là, tout de suite. Se libérer de son fardeau, pleurer même. La joie de Madame Seymour repoussait son aveu. Il sentait sa mère cuirassée de joie. Les mots qu'il emploierait ne l'atteindraient pas. Et puis quoi dire ? Avait-il des griefs à formuler. Comment exprimer une angoisse si vague, faire sentir une déception qui ne reposait que sur des paroles non prononcées, des aveux non formulés. Sa mère croirait à une mésentente, elle accablerait peut-être Marie. Non pas qu'elle n'aimât pas celle-ci, elle la chérissait comme une vraie fille. Mais Gérard le sentait bien, quand deux femmes aiment trop intensément un homme, il ne peut exister entre elles une vraie intimité. Elles s'estimeront. Elles s'aimeront même, reconnaissant ce que chacune a donné à celui qu'elles aiment. Elles auront de la gratitude l'une envers l'autre, pour le bonheur qu'elles lui auront versé. Quelque chose d'indéfinissable se glissera toujours entre elles. Jalousie ? Certes non, mais au cœur de l'âme un secret dissentiment, parce que chacune n'aime pas de la même façon cet homme, ni la même chose en lui.

Gérard tut son aveu. On approchait de la maison. La voiture roulait déjà dans l'allée d'entrée. Au tournant il verrait le parc, tout baigné de soleil. Gérard n'arrivait jamais à ce tournant sans se rappeler sa joie autrefois, quand il était enfant et qu'il venait pour les vacances. Ce tournant, avec le massif de sauges encore vertes, le chèvre-pied sur son socle qui renversait une bacchante, la longue pelouse semée d'or, c'était son enfance. Qu'on fût en automne, en hiver, il ne voyait le parc qu'inondé d'un soleil de juin, comble de fleurs, bourdonnant de guêpes et d'abeilles. Aujourd'hui encore, il était le petit garçon joyeux d'autrefois. Sa peine se dissipait, il arrivait pour des vacances longues, longues, qu'aucun jour n'avait encore entamées, et c'est avec une vraie joie qu'il put montrer à sa mère son fils.